Quand la jeunesse faite de la politique sans le savoir

 

D’une expérience menée avec une classe de Première (option cinéma) d’Ivry-sur-Seine (94), Jean-Gabriel Périot a tiré un documentaire hautement politique : Nos défaites.

« Qu’est-ce que c’est, la politique ? » Face à la caméra, le regard de l’adolescent s’affole, semble chercher une réponse qui ne viendra pas. Ses lèvres ébauchent quelques paroles, évidemment peu convaincantes et qui trahissent l’étendue de son embarras. Car il faut bien combler le vide, mettre un terme à l’attente de Jean-Gabriel Périot. Tant pis si les mots difficiles à sortir ne sont pas ceux qu’on voudrait dire, ceux que le cinéaste espère et qui ne viennent pas. Maladroits : c’est ainsi qu’apparaissent les lycéens interviewés dans Nos défaites, nouveau film de l’auteur d’Une jeunesse allemande, invité par la ville d’Ivry-sur-Seine (94) à travailler avec la classe de Première, option cinéma, du lycée Romain-Rolland. Avant lui, Claire Simon avait œuvré dans le même cadre, avec des jeunes de cet établissement. Et en avait tiré Premières solitudes, sorti en novembre 2018.

« Je suis allé à la rencontre des lycéens d’Ivry avec la volonté de faire un documentaire sur la parole et sur une chose qu’ils ne connaîtraient pas, explique Jean-Gabriel Périot. Je leur ai montré, intégralement ou non, vingt-cinq films politiques dans lesquels la parole est donnée à des personnes qui en sont généralement privés. Des films comme La Reprise du travail aux usines Wonder (Pierre Bonneau, Liane Estiez-Willemont et Jacques Willemont, 1968), qui les ont tout de suite intéressés. Ils avaient beau ne pas comprendre grand chose de ce qui s’y passait, l’énergie de la lutte leur mettait des étoiles dans les yeux. Quand j’ai vu ça, je me suis dit : voilà sur quoi nous allons travailler, sur cette chose qui les attire et qu’ils ne connaissent pas. Et je leur ai parlé du cinéma post-1968, de la manière dont les films étaient faits ; mais également de politique. »

Au cours de leurs ateliers, les élèves ont aussi eu à choisir les scènes qu’ils préféraient, les ont apprises pour les interpréter devant une équipe technique composée par le reste de la classe. Rejouant des extraits de La Chinoise (Jean-Luc Godard, 1967) comme de La Salamandre (Alain Tanner, 1970) ou d’À bientôt j’espère (Chris Marker et Mario Marret, 1968), les lycéens se révèlent à l’écran d’une justesse confondante. Comment ces phrases d’il y a cinquante ans peuvent-elles prendre corps avec autant de grâce, reprendre vie à travers eux, si étrangers aux questions qui les sous-tendent, se demande-t-on dès la première scène rejouée, dans laquelle une jeune fille exprime la révolte d’une ouvrière de chez Wonder ?

« Immédiatement après avoir tourné chacun de ce remakes, je faisais l’interview de son interprète principal pour recueillir son point de vue sur les questions qui traversaient la scène et sur d’autres, plus générales, dont on avait parlé à diverses reprises. J’en attendais des choses personnelles ou intimes. Lorsque je les questionne sur les syndicats, par exemple, c’est pour savoir s’ils pensent se syndiquer un jour ou s’ils trouvent que c’est un truc de vieux. Pas pour les mettre dans l’embarras. Je n’avais pas compris qu’ils n’avaient pas saisi un mot de ce dont nous avions parlé. Pendant les interviews et plus encore en les réécoutant, j’ai mesuré à quel point nous ne leur avions rien transmis de ce qui fait la politique. Ça m’a fait froid dans le dos et cela me questionne encore. Quand on croit, malgré tout, à une école républicaine censée former des citoyens – pas des militants, ni des révolutionnaires, seulement des citoyens qui voteront bientôt et qui bientôt travailleront –, on ne peut être que saisi par ce défaut de transmission, dont nous sommes tous un peu responsables. »

Articulé autour de la mise en regard des remakes et des interviews, Nos défaites induit chez le spectateur une prise de conscience politique nullement entachée par la démagogie ambiante. Si Jean-Gabriel Périot nous y communique son effroi sans arrondir les angles, les dernières minutes de son film modifient la donne, s’attachant à la mobilisation des lycéens d’Ivry contre la garde à vue de six des leurs pour un tag (« Macron démission »), en décembre 2018. Si la disproportion d’une telle mesure en dit long sur notre rapport à l’expression politique, l’action soutenue des élèves de Romain-Rolland contre les conditions de ces arrestations témoigne d’une maturité inattendue. « À croire que l'on peut discourir à n’en plus finir sur la politique ; mais que c’est la lutte réelle qui fait grandir, conclut le cinéaste. Quand ils ont commencé leur blocus, ce que l’on avait fait ensemble renvoyait des échos à ce qu’ils faisaient là. Ils me l’ont dit : le travail du film leur a permis de comprendre ce qui se jouait avec la police, avec la direction du lycée, avec les autres lycéens… Et le fait d’éprouver la lutte leur permettait de comprendre ce que nous avions fait ensemble. Les deux s’éclairaient mutuellement. »

Parti d’une expérience aventureuse en milieu scolaire, Nos défaites révèle ainsi sa dimension politique au-delà de toute attente, à même de travailler en nous longtemps après la vision de ce film ancré dans le présent autant qu’imperméable aux modes de notre temps.

 

François Ekchajzer
Télérama.fr
10 octobre 2019
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